ILS mangèrent des accras, des crabes farcis et des beignets de bananes, et burent du punch. Ils allaient ainsi à la découverte des restaurants exotiques de Paris, en attendant de pouvoir découvrir ensemble le monde. Ils n’avaient ni l’un ni l’autre beaucoup voyagé, et s’en réjouissaient en pensant que tant de merveilles attendaient qu’ils viennent ensemble, un jour, vers elles. Un jour, un jour… Quand ? Ils ne se posaient pas la question. Cela faisait partie d’un avenir imprécis mais radieux. Il ne leur paraissait pas possible que les obstacles ne fussent un jour levés et qu’ils ne pussent enfin travailler, se réjouir, voyager, dormir l’un avec l’autre, sans les dissimulations et toutes les heures perdues à faire autre chose que vivre ensemble. Roland croyait à cet avenir avec la foi d’un enfant, sans se demander comment il pourrait se réaliser. Jeanne le rêvait sans y croire.

Ils sortirent du restaurant la bouche en feu et le cœur léger, et Roland proposa à Jeanne de monter au sommet de l’Arc de Triomphe dont ils ne connaissaient, comme tous les Parisiens, que les pieds, vus de loin. Ils se transformèrent en touristes. Il lui parlait en allemand, qu’elle ne comprenait pas, elle lui répondait en espagnol, qu’il faisait semblant de ne pas comprendre. Ils ouvraient des yeux ronds aux devantures des Champs-Élysées, se montraient du doigt les objets exposés, faisaient des commentaires à voix forte en charabia. Tenant Jeanne par la main, Roland demanda à un agent, avec un accent moldovalaque, le chemin de la Tour Eiffel, remercia plusieurs fois et entraîna dans la direction opposée Jeanne qui pouffait de rire avec la conscience délassante de se conduire d’une façon totalement idiote.

Le temps demeurait beau depuis le début de juillet. Paris était sec comme une biscotte. Les marronniers, vers la Concorde, étaient à moitié chauves à moitié roux de feuilles racornies. Vers l’Arc, les feuilles des platanes tenaient bon mais semblaient découpées dans du parchemin déshydraté. Les passants flânaient, heureux et fatigués comme en vacances. Toutes les femmes, en robes d’été, paraissaient de jeunes femmes.

Jeanne avait mis, pour cette gloire d’arrière-saison, une jupe à mi-mollets couleur chaudron, et un pull léger d’un vert pomme un peu passé. Par défi au temps, et au mauvais goût, elle avait ajouté son petit parapluie jaune paille, au mince manche doré. La ligne ajustée de la mode soulignait les rondeurs de son corps épanoui et triomphant. Et les couleurs choisies, à la limite de ce qu’il ne faut pas faire, lui donnaient l’air d’une Viennoise qui a réussi à être parisienne.

Un grand vent d’ouest commençait à souffler, faisait claquer aux mâts les drapeaux d’un Président africain en visite, et soulevait sur les trottoirs de l’avenue de petits tourbillons de poussière de sous-préfecture. Par-dessus le bruit de la circulation un orage lointain se faisait entendre et des nuages blancs déchirés remontaient la Seine en s’effilochant.

Quand Roland et Jeanne furent en haut de l’Arc, parmi les familles étrangères béates, ils virent arriver le grain. Il débouchait du mont Valérien, il avait la forme d’un dos de tortue gigantesque et la couleur de la cendre de charbon. Il avançait à toute vitesse vers la ville en torchant sous lui les banlieues avec d’immenses serpillières de pluie. Vers l’ouest, la ligne droite des avenues de la Grande-Armée et de Neuilly, jusqu’à la Défense, était déjà plongée dans le crépuscule, et les feuilles arrachées montaient des arbres vers les nuages en rafales dorées. Vers l’est, face à l’autre visage de l’Arc, le ciel était encore bleu, et les trottoirs des Champs-Élysées papillotaient des couleurs des femmes. Il y eut un superbe éclair fracassé de tonnerre, et une herse de pluie ratissa le sommet de l’Arc. Les familles se mirent à l’abri en poussant des cris internationaux. Jeanne, ravie, se blottit contre Roland et déplia au-dessus d’eux son parapluie jaune. Le vent le lui demanda. Elle ouvrit la main. Il s’envola en direction de la Concorde, fleur de lumière précédant le nuage gris. Le cortège du président noir remontait les Champs-Élysées vers l’Inconnu. Au creux du V des gardes motocyclistes, le président, debout dans une voiture découverte, saluait les Parisiens qui le trouvaient beau. Le rideau de pluie fouetta sa voiture en même temps que le manche du parapluie de Jeanne se posait dans sa main. Il trouva que la France faisait bien les choses.

Jeanne et Roland, debout dans les bras l’un de l’autre, immobiles et seuls en haut du monument, les yeux fermés, perdus dans le déluge, l’écoutaient ruisseler sur eux et sur le monde. Une heure plus tard ils étaient ensemble, seuls, dans les bras l’un de l’autre, nus dans leur lit de Vaugirard, tous rideaux tirés, un feu flambant dans la vieille cheminée bourgeoise, et poursuivaient leur voyage en explorant ce pays toujours le même et toujours inconnu que chacun d’eux était pour l’autre.

À l’extérieur, au-delà des sûres et tièdes défenses, d’énormes tonnerres se succédaient sans interruption, dans toutes les épaisseurs et toutes les directions de nuages proches ou lointains, estompés par le bruit énorme de l’eau sur les murs et les toits. Au centre exact de la sphère du bruit et de l’air et de l’eau et des pierres et du feu, il y avait eux deux, qui n’entendaient plus rien, qui ne savaient plus rien, qui ne pouvaient plus rien connaître que chacun l’autre en soi et autour et ensemble, et au centre exact de l’énorme bruit sombre du monde le chant de bonheur de Jeanne naquit et monta et brûla comme un noyau de lumière. Il était la Tour, il était l’Arc de Triomphe, elle était la Ville écartelée de joie sous la pluie.

Au bout d’un fil, deux oreilles les écoutaient et un visage virait du blême à l’écarlate.

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